D’un côté à l’autre

La souffrance enfante les songes
Comme une ruche ses abeilles
L’homme crie où son fer le ronge
Et sa plaie engendre un soleil
Plus beau que les anciens mensonges.

Aragon, extrait de Prologue

— Encore une fois, nous avons passé Suez.
— On ne le passe qu’une fois pour de bon.
Je pense que nous l’avons tous passé cette fois.

Claudel, Partage de Midi

Sabrina, un médecin psychiatre en rupture avec la société et terrassée par une blessure amoureuse, entraîne un petit groupe de patients en état limite dans sa maison de famille au bord de la mer.
Cherchant à fuir la réalité mais refusant de mettre fin à ses jours, elle va mener une expérience intime en s’isolant avec ses malades, espérant, par contagion, basculer de « l’autre côté de la conscience ».
Un ancien voisin, enfermé lui-même dans un monde clos où il vit avec le fantôme de sa défunte femme, tentera de la ramener vers la lumière.

« Un jour j’ai compris. Ce monde n’existe pas vraiment.
Il existe tant que j’y crois.
Alors j’ai arrêté d’y croire. Et il s’est effondré. Quelle liberté!
J’ai pu enfin entendre mes vrais besoins. Les suivre.
Et réinventer les choses. »


Ce spectacle ouvre la porte du monde insaisissable et vertigineux de la folie.
Ce qui m’intéressait n’était pas le point de vue clinique des maladies mentales ni le point de vue historique sur la façon dont on traite les fous en France. Je ne me suis pas attachée au réalisme du sujet mais plutôt à la possibilité qu’il offrait d’ouvrir des portes vers des mondes différents en nous. Lointains. Cachés mais présents. De trouver en quelque sorte sa propre folie dans une perspective artistique de libération et de création.

J’avais aussi le désir de travailler sur l’improvisation et nous avons mené une expérience tout au long de l’année au sein de l’atelier inventant un dispositif qui réunissait ces deux lignes.
Au bout de quelques séances de recherche, des personnages ont pris forme et une idée est apparue qui nous a indiqué le cadre fictionnel qui recevrait cette expérience.
Au final, le spectacle était presque totalement improvisé selon un canevas de situations et d’événements mais sans dialogue (outre la longue scène finale).

Les fous et le voisin étaient interprétés par les comédiens de l’atelier et le médecin, par Perrine Sonnet, comédienne professionnelle. Une rencontre heureuse qui brouillait les pistes et enracinait le travail.

Ecrit et mis en scène par
Anne Coutureau pour l’atelier A.

Avec
Véronique Dréau (Christine)
Claire Guillon (Nicole)
Françoise Guillon (Michèle)
François Guillotte (Gérard)
David Michelin (Hector)
Cécile Roygnan (Sylvie)
Perrine Sonnet (Sabrina)
Ponce Elisa Thuan (Yvonne)

Images CLL

Théâtre du Nord-Ouest
1er juillet 2011

Séquence 5

Dialogue de nuit.

Les fous sont tous plus ou moins endormis. Ils bougent, respirent, gémissent mais ne participent pas au dialogue. Elle s’est réfugiée dans un fauteuil.
Couvertures, lumière basse.
Chaque mot, un effort. Beaucoup de silences. Du poids. Ambiance d’épilogue. Les dés sont jetés. Pas d’enjeux.
Il vient s’installer près d’elle. Presque toutes ses questions n’en sont pas.


 

LE VOISIN : Vous allez où comme ça?

SABRINA : Au bout.

LE VOISIN : Sans peur?

SABRINA : Il y a longtemps que je n’ai plus peur de rien.

LE VOISIN : Je comprends. A un moment, on n’a plus peur. Ensuite, il faut de la chance pour qu’il y en ait un à l’intérieur qui tienne. Pour tous les autres. Qui ait envie de vivre. Temps. Il s’agit d’amour n’est-ce-pas?

SABRINA (sourire) : Oui, il s’agit d’amour, c’est ça.

LE VOISIN : Bien sûr… Pas le mari?

SABRINA : Non. Pas lui. Un autre. Temps.On a peur… le cancer, le chômage, la guerre…mais le vrai risque, c’est d’aimer.

LE VOISIN : Il est mort?

SABRINA : Non. Il vit avec sa femme et ses enfants. Tranquille.

LE VOISIN : Ah.

SABRINA : Je préfèrerais qu’il soit mort.

LE VOISIN : Je comprends. La mort n’est pas ce qu’on croit. Ma femme est morte. (réaction de Sabrina) Line. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit. C’est ce qu’on me dit encore aujourd’hui et je sais bien ce qu’ils veulent dire naturellement. Mais moi, je ne le sens pas. Pas du tout. Je n’y crois pas. Elle est là. Elle me parle. On vit ensemble. On est bien.

SABRINA (éclate en sanglots) : Je voudrais être hors du temps, hors de l’espace, hors de tout. Pas ce corps-là, pas cette âme-là, pas cette brûlure.

LE VOISIN : Comme vous l’aimez! Il a bien de la chance.

SABRINA : Il a une tête d’indien. Il a un nom qui veut dire « mental ». Il est…liquide. Il est partout. Temps On veut se laisser traverser par l’Autre, par le monde. Alors on ouvre toutes grandes les portes… Et on se fait massacrer. Un champ de ruines. Mais…que faire d’autre?

LE VOISIN : Vous vous êtes déjà baignée ici en hiver? Quand il fait un froid polaire. L’eau vous brûle. Une chose et son contraire. Vous savez que vous êtes dans de l’eau glacée et vous êtes un crabe dans une marmite. Temps On peut y survivre?

SABRINA : Je ne sais pas. Qui survit? On était partis tous les deux, on volait. Chacun une aile… Maintenant, je vais m’écraser, c’est sûr. Alors je plane. J’étire le temps du vol pour planer ainsi à l’infini. Ce vol, c’est ma vie à présent. En orbite.

LE VOISIN : Vous ne voulez pas revenir?

SABRINA : Non, ce n’est pas ça. Je ne peux pas. Je suis allée trop loin. C’est trop tard. Je ne peux plus faire marche arrière. Il faut aller au bout. L’amour… — si on y va vraiment — l’amour opère une mutation. J’ai changé de substance. Au bord de l’humain, arrachée à moi-même. Et le monde ne se réorganise pas. Il exclut. Temps. Les cigales à la fin de juillet quand elles muent, avant que le soleil ne tanne leur peau, elles sont d’une fragilité extrême. A la merci du moindre insecte. Beaucoup meurent.

LE VOISIN : Vous n’êtes pas morte.

SABRINA : Non, je ne suis pas morte. Et je ne veux pas mourir. Il faut juste… Il faut juste que je trouve comment ça se vit. Je cherche. Elle a de la chance votre femme. Moi, si je meurs, je tue tout. Il ne le saura même pas. Elle était belle n’est-ce pas?

LE VOISIN : La plus belle. Je me souviens de vous aussi. Une femme lumineuse. Pleine de talents. Forte. Sûre d’elle-même.

SABRINA : Sûre…

LE VOISIN : Et vos petits garçons? Ils doivent être grands maintenant.

SABRINA : Oui, ils ont grandi. Leur père les a emmenés. Il a bien fait. Ils sont tous partis. Je ne peux pas. Je me souviens que je les aime. Que je devrais m’en occuper. Je me souviens de ce qu’une mère doit faire : les mots, les gestes. Mais c’est au-dessus de mes forces. Leurs bobos, leurs progrès, leurs sourires…c’est trop loin. Comme un beau pays étranger. Au fond, ça m’est égal. Ils ne me touchent plus.

LE VOISIN : Nous, nous n’avons pas d’enfants. A quoi ça sert au fond?

SABRINA : A ne pas mourir complètement dit-on.

LE VOISIN : Vous croyez? (sourires).Aujourd’hui je suis heureux d’être seul. Seul avec Line. Nous vieillissons main dans la main, heureux à jamais dans ce monde que nous avons construit ensemble. En parfaite harmonie.

SABRINA : Tant que vous y croyez…

LE VOISIN : Je n’ai pas de désirs. Je suis comblé.

SABRINA : C’est bien. C’est bien. Vous êtes calme au moins. Je suis si fatiguée. Tout est si …loin. Temps. Tant que j’ai essayé d’être dans le monde, je me suis blessée. Le monde ne peut pas accueillir cet état-là. Il est à la fois trop violent et trop normatif. Je ne comprenais pas. Plus rien. J’étais déréglée. Tous mes efforts creusaient la souffrance. Et un jour j’ai compris. Ce monde n’existe pas vraiment. Il existe tant que j’y crois. Alors j’ai arrêté d’y croire. Et il s’est effondré. Et je me suis sentie tout de suite mieux. Quelle liberté! J’ai pu enfin entendre mes vrais besoins. Les suivre. Et réinventer les choses. Aujourd’hui je suis tellement apaisée. Depuis que j’ai compris, tout a pris place en moi. Tout est plus cohérent. Le chaos a sa logique. Aller contre le chaos est peut-être bien une folie plus grande encore. Est-ce qu’on se bat contre une tempête? On peut vouloir ne pas se noyer mais on ne peut pas la contenir. On ne fait pas le poids. C’est tellement bête. Temps. Ils ont voulu me guérir. On m’a donné des médicaments (elle en rit)

LE VOISIN : C’est de votre faute, docteur. Vous avez fait de la passion une pathologie. Une idée géniale. Une vache grasse. Qui maintient tout le monde en laisse par la terreur, la culpabilité, l’addiction aux traitements…

SABRINA : C’est vrai.

LE VOISIN : Une rente ad vitam jusqu’à extinction de l’espèce : l’homme n’est que passion. Une escroquerie qui a si bien marché que même les escrocs sont dupes. N’est-ce-pas? La forme achevée de cette supercherie serait d’avouer que la vraie pathologie, c’est la condition humaine. Ce serait moins hypocrite. On récupérerait le péché originel… Une fois encore, l’homme est en procès. Ah, vous avez raison, ce monde n’est pas possible….! Temps Et eux…? Qu’est-ce que vous allez en faire?

SABRINA : Je me sens bien avec eux. Ce sont les seuls êtres que je supporte. Qui ne me jugent pas. Qui n’essaient pas de m’aider. Et qui m’aident vraiment.

LE VOISIN : Qu’est-ce que vous pensez de ce que vous avez fait?

SABRINA : C’est une chose juste. Pour la première fois depuis des mois, j’ai agi. J’ai réfléchis puis j’ai pris une décision puis je me suis levée et j’ai agi. Maintenant je voudrais glisser doucement.

LE VOISIN : Glisser?

SABRINA : Changer d’état, de niveau. Aller au bout. J’ai cru que la douleur faisait partie de l’expérience. Dès le début. Alors j’ai ouvert. J’ai laissé faire. J’ai laissé entrer. Sans protection. Et la douleur a creusé sa place; un long couloir vertical, sans fond. Je suis percée maintenant. Si je cherche à me mettre en accord avec le monde, si je les écoute tous (et je pourrais, bien sûr, je pourrais), si je les crois, je dois renoncer à l’amour. Ne resterait que la douleur. Et il y a des moments où c’est trop. Je vais tomber dans le puits. Je n’ai pas le choix. Pour me sauver, pour que ma vie ait un sens, je dois continuer à l’aimer. Et nourrir cet amour-là, ça se passe à un autre niveau en moi. Un niveau de moi à moi qui passe par lui. Où je me retrouve, où les choses circulent à nouveau, où la vie est possible malgré les larmes. Mais pas tout-à-fait dans ce monde-là. Pas tout-à-fait de ce côté-là. Temps. Au fond, je ne sais pas, dans ce grand voyage, ce qui appartient à l’amour et ce qui appartient à la douleur. Je ne comprends rien. Je ne vois plus bien.

LE VOISIN : « Je veux aimer mais je ne veux pas souffrir » dit Camille dans la pièce de Musset. Une petite fille… L’amour est le moteur et le but et la matière et l’essence. La souffrance est une conséquence, un climat, un langage, la partie sensible des déplacements intérieurs, une chanson, et une pente aussi qui vous a menée là aujourd’hui. L’amour est premier dans votre histoire. Et dernier sans doute.

SABRINA : Pourquoi l’amour, cette vocation humaine, nous conduit aux frontières de l’humain?

LE VOISIN : Les frontières…

SABRINA : Vous comprenez? J’ai besoin de savoir. D’aller voir. D’aller au bout. Pas de sens sinon. Pas le choix.

LE VOISIN : Avec eux?

SABRINA : Oui. Je veux me fondre. Me dissoudre. Ils sont un monde. Je les observe depuis longtemps. Je sais qu’ils sont contagieux. D’habitude on se protège. Moi, non. Enfin. Je glisse tout doucement, comme on glisse dans l’eau tiède. C’est doux. C’est tellement doux. Irrésistible. Une eau surnaturelle…

LE VOISIN : Pas de transcendance possible?

SABRINA (elle rirait si elle en avait la force) : Non, je suis trop lourde pour ça. Des tonnes. J’accepte tout mais je ne peux pas me lever. Pas la force. Je ne suis pas malheureuse, vous savez. Je dois juste aller au bout maintenant. (Elle se parle à elle-même. Regard fixe, perdu) Je vais glisser. Et fondre. Et renaître peut-être. De l’autre côté. Temps. Avancer. Basculer. J’ai passé Suez déjà… C’est comme un appel. Un trou dans la tête, un os à la place du cœur, j’ai froid. Tout ce vide, tout ce vent blanc qui s’engouffre. Je ne suis pas méchante pourtant… Oui, j’étais douée pour vivre, c’est vrai… C’est loin. Long temps.

LE VOISIN : Vous avez lu l’Espèce humaine?

SABRINA : Oui. Temps. Il attend qu’elle se rende compte.

LE VOISIN : Vous avez oublié?

SABRINA : Mon Dieu, oui… (Elle plonge sa tête dans ses jambes) Temps.

LE VOISIN : Vous me permettez de prier? Une sorte de prière universelle. La communion des esprits.

SABRINA : Oui. Il prie.

LE VOISIN : Je vais vous laisser vous reposer. (il se lève) Temps. J’aime rentrer tard. Marcher dans la nuit. On n’est jamais complètement rassuré. On voit mal. On n’est sûr de rien. Et puis on croit reconnaître une ombre, un rocher, une maison…et on arrive chez soi. Et c’est bon. Je reviendrai demain. Je peux vous embrasser?

SABRINA : Oui. Il l’embrasse sur le front. Avec une caresse. Sourire.

LE VOISIN : Reposez-vous. A demain. Il sort. Elle s’endort. Fondu au noir.