Profession de foi
Par Anne Coutureau
C’est une profession de foi parce que c’est une quête.
Inlassable, infinie, mouvante. Passionnante.Et parce qu’il faut y croire.
Croire en l’homme.
Et croire au théâtre pour l’aider à progresser dans son humanité et à prendre part au monde.
Toute tentative de théorisation de l’art porte le risque d’en dénaturer l’action car la théorie, par définition, pose un cadre au sujet qu’elle prétend traiter. L’artiste est celui qui fait bouger les cadres. L’analyse vise à comprendre, donc à circonscrire. L’artiste désire ce qui lui échappe.
Néanmoins, si c’est en sculptant la matière qu’il a choisie que l’artiste trouve du sens, obéissant à ses pulsions créatrices, suivant son intuition, ses goûts, ses visions, son inconscient, tout ce qui forme « l’inspiration » ; si, pour lui, c’est le fait de fabriquer qui éclaire, il suit également son intelligence et sa conscience. Et son action est vaine si elle est arbitraire.
Car c’est le propre de l’homme de pétrir le monde de sa pensée. Et c’est un devoir de s’interroger sur le sens de ses gestes, devoir d’autant plus grand pour celui qui prend la parole en public.
Ainsi les artistes se doivent de réfléchir, en restant attentifs à ne pas s’enfermer dans des théories et basculer dans la convention. En ne confondant pas la pensée qui est vivante et l’idéologie qui est totalisante.
J’expose ici des éléments de réflexion qui me guident, m’interrogent et me nourrissent dans l’idée de trouver des échos en d’autres et de susciter des échanges.
Le fond
La forme
Le théâtre est, pour moi, une discipline existentielle.
J’ai une passion pour le théâtre parce que j’ai une passion pour l’homme et pour la vie.
Et que je suis habitée par le désir fou de comprendre, de déchiffrer le monde, de saisir le sens de notre condition, cette « histoire » énigmatique, de toucher une vérité, d’en rendre compte, de la partager.
Le théâtre est le lieu privilégié de cette recherche. Il confronte aux questions essentielles de la condition humaine. Avant tout, à travers celle de l’incarnation.
Ma recherche esthétique étant guidée par une recherche philosophique; elle m’est donc nécessaire.
Et inscrit naturellement mon travail dans une dynamique d’exploration.
« Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Térence, 190-159 avant J.C. poète latin.
Je crois, avec Terence et parce que je le vois ainsi, que les hommes sont faits de la même pâte.
Ainsi l’autre n’est pas « autre ». Je peux me voir, en le regardant.
En montrant l’homme à l’homme, le théâtre obéit à une mission, celle du miroir qui permet de s’humaniser. De devenir pleinement homme : être humain et individu.
C’est un double mouvement qui mêle l’intime et l’esprit critique : reconnaître l’autre comme double de soi, c’est reconnaître la réalité de l’espèce humaine et la reconnaître en soi-même, donc y appartenir. Et c’est aussi apprendre sur soi en voyant l’autre vivre.
Tendre ce miroir à la société et aux hommes qui la composent est une mission merveilleuse et très stimulante mais il faut réussir à emporter l’adhésion du spectateur ; tout l’objet est là, toutes les interrogations, tout le travail, tous les efforts.
De ce regard premier, découlent toutes mes pensées et ma pratique qui, cherchant l’identification, se fonde sur l’imitation. Un programme.
S’imposent, en premier lieu, deux impératifs : l’un, moral, l’autre, esthétique.
Impératif 1 : le sens
Je ne peux pas faire n’importe quoi.
Tout d’abord, il s’agit de me nourrir personnellement. J’ai besoin d’avoir une énigme à résoudre, une sorte de défi philosophique, un désir intime qui va motiver le choix d’un texte, d’une aventure et soutenir toute l’énergie qu’elle va nécessiter. Sans quête personnelle, la tâche est trop difficile. Cela ne tient pas.
Ce faisant, je m’interroge sur le sens de ce que je transmets, sur la qualité de la nourriture que j’offre aux spectateurs. Je voudrais ne rien effectuer de vain ou de faux — du moins en conscience, évidemment.
Je ne peux pas divertir par exemple. Au contraire, je m’en garde. Les questions existentielles sont complexes et souvent effrayantes. S’y pencher nécessite un effort constant et fatigant mais il y aurait pire : ne pas s’y pencher ou le faire vite.
Vivre sans conscience, c’est avancer vers un naufrage annoncé, source d’une souffrance plus profonde que d’affronter le vertige de la situation.
Le divertissement a pour but d’attirer le regard sur autre chose que ces questions-là. Littéralement, de faire diversion, comme l’explique Pascal. Si je suis tout-à-fait honnête, je trouve cela criminel. Comme tout ce qui assomme la conscience : la drogue, le dogmatisme, la terreur, la faim…
Et bien souvent, au-delà de toute préoccupation morale, c’est l’ennui qui nous avale. Précisément parce que le divertissement ne propose pas d’enjeu véritablement fort, ni véritablement humain et parce qu’on se sent subtilement dépossédé. Ce qui est insupportable.
Avec le temps, je vois que mon travail touche les autres. C’est une grâce. Je peux croire faire de ma propre quête, une quête universelle.
Impératif 2 : montrer tout de l’homme
Si, pour reprendre Térence, « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », il faut montrer tout. Sans filtre.
Montrer l’homme tel qu’il est. Ni pire, ni meilleur.
Dans sa plus profonde vérité.
Qui m’échappe évidemment.
La quête est là.
Car c’est si pratiquement impossible, si déroutant, qu’il faut parfois, oui, puiser son courage et relier son intuition à une source mystérieuse qui s’apparente à la foi.
Comment faire ?
Deux guides.
→ 1er guide : la nature
La nature… Qu’est-ce que c’est ?
Est-il un concept plus flou ? Est-il un flou plus fertile en controverses ?
Donner une définition arrêtée de la nature de l’homme tout comme tenter de démontrer que cette définition — voire cette nature, n’existent pas, sont les deux versants d’une conceptualisation de l’homme qui irrigue tous les courants esthétiques et trouve sa parfaite expression au XXème siècle dans la confrontation des deux camps politiques : capitalisme bourgeois versus marxisme révolutionnaire. On pourrait dire aussi, pour faire court : christianisme contre athéisme.
Croire en la nature immuable de l’être humain est au service de l’ordre établi puisque cela suppose qu’il existe une essence permanente de l’homme et que les déterminations sociales, historiques, biographiques… sont secondaires, donc que l’ordre des choses, avec son lot d’inégalités, ne peut pas être changé. Art « bourgeois » ou classique.
A l’inverse, postuler que la société façonne l’homme permet de critiquer les systèmes politiques, de les combattre par des prises de conscience voire de les renverser par des révolutions. Art « révolutionnaire » ou subversif.
Il y a évidemment matière à s’interroger sur l’héritage de ces deux conceptions au sein de la création théâtrale contemporaine. Et je le ferai plus loin.
Pour le moment, j’ai envie de quitter le manichéisme de ces clivages car je suis persuadée que de s’inspirer de l’homme « tel qu’il est » ne signifie pas figer sa vision de l’humanité dans un déterminisme sans appel.
Au contraire, tenter « d’apprivoiser » la nature humaine génère deux évidences.
Premièrement, elle est insaisissable en tant que tout et, en empruntant l’angle de la physique quantique, on peut dire qu’elle est un objet qui se laisse définir par le point de vue de l’observateur, toujours plus mouvante, toujours plus complexe et plus énigmatique à mesure qu’on s’en approche.
Deuxièmement cette observation, parce qu’elle nous renseigne sur nous-mêmes, (nous, nos œuvres, notre liberté), nourrit nos pensées et nos actions voire nos combats sur nous et sur le monde et s’impose donc comme moteur de transformations.
Tentons une autre approche.
Si je pense, un peu grossièrement, que nous sommes tous pareils, la nature est ce qui définit ce que nous avons en commun et permet de se reconnaître en l’autre. Ainsi, si je ne me reconnais pas en l’autre, sans doute, s’agit-il d’une proposition contre-nature.
Au sens large.
Personnellement, au théâtre, si je ne me reconnais pas dans l’autre face à moi, je sens une arnaque, une erreur et avant tout, cela ne m’intéresse pas. Pas longtemps.
Ainsi, s’il est délicat de définir la nature de l’homme, on peut tout de même voir ce qu’elle n’est pas.
Je cite Molière et son manifeste, extrait de La Critique de l’Ecole des femmes. Par chance, ce fût la première pièce que j’ai montée, le texte qui a allumé mon désir pour la mise en scène et sans doute ai-je été influencée profondément par l’intention artistique qu’il contient :
« Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le Vrai pour attraper le Merveilleux.
Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature.
On veut que ces portraits ressemblent ;
et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. »
Comment le dire mieux?
Tout y est : le Vrai et le Merveilleux, la nécessité de la ressemblance, la fidélité à la Nature, le devoir de contemporanéité.
Il faut s’y arrêter un peu.
Le Merveilleux
Pour commencer, j’élargirais le champ sémantique du Merveilleux.
Molière est aux prises avec ce que l’on a appelé la Querelle de l’Ecole des femmes et par cette petite pièce de La Critique (petite, en taille) il répond aux censeurs, détenteurs jaloux des fameuses « règles de l’Art » qui placent la tragédie au-dessus de la comédie aussi bien dans l’effet produit que dans la difficulté de la fabriquer. Aujourd’hui on doit admettre que peu d’auteurs ont le goût de « peindre des héros » comme dans les tragédies de Corneille et c’est une image plutôt dépréciée qu’ils nous donnent à voir, le héros est un anti-héros mais cela revient au même. J’y reviendrai.
Retenons ce que Molière veut dire : le Merveilleux est tout ce qui quitte le Vrai. Tout se qui se détache de la nature : la caricature ou l’apologie. Les hommes-monstres, les hommes-rhinocéros, les hommes-Ubu, etc. Faut-il préciser qu’en humanisant des animaux, on peut parfois mieux rendre compte de l’humain que dans la plus banale fiction télé réaliste? Il suffit de penser à La Fontaine ou à Kafka. C’est une question de projet au départ [1].
Le Merveilleux, comme toutes les expériences limites, présente l’avantage de révéler une frontière, les contours de notre humanité et permet ainsi d’en préciser la définition.
A cette nuance près : la vie est si folle, la Création se situe tellement hors de portée de notre compréhension qu’il n’est pas impossible que le Merveilleux, parfois, ne s’invite à la table du Vrai et que nous soyons capables, les uns et les autres, de moments de bestialité pure et d’héroïsme absolu. Déréliction et transcendance. Pesanteur et grâce. Humanité…
Reste que de manière soutenue, dans un projet volontariste, le Merveilleux n’est plus du domaine de l’humain. C’est toujours une vision. Belle ou laide, souvent laide de nos jours, mais une idée. Lointaine. Limitée. Fausse.
Parfois poétique.
Prenons l’exemple de Claudel ou de Racine, ces « grands poètes dramatiques ». Sous prétexte qu’ils écrivent en vers et, surtout pour Claudel, qu’ils chercheraient à faire entendre une métaphysique, il faudrait déclamer leurs textes et dénaturer la parole de leurs personnages. Les comédiens quittent alors le Vrai pour attraper l’Emphase, une forme du Merveilleux, ce qui est ni plaisant ni pertinent car Phèdre par exemple, comme Dona Prouhèze sont des femmes qui parlent, habitées certes, dépassées certes, mais humaines. Comme si parler de Dieu ou d’amour devait nous transformer en instrument de musique… Nous y reviendrons.
Le Beau (et le Laid)
L’affaire se complique en ce qui concerne le Beau.
L’art doit-il représenter la Beauté ?
Doit-il embellir la Nature ? Ou doit-il être fidèle au modèle ?
Le concept de Belle Nature qui imprégna tout le classicisme français posait que le Beau, le Bon et le Bien formaient, si j’ose dire, la Sainte Trinité des règles de l’Art.
Ce qui gêne ici, c’est l’aspect édifiant de l’intention. L’homme en tant que tel n’est pas aimable ; il faut, dans la représentation que nous en faisons, nous montrer tels que nous voudrions être afin de créer le désir de le devenir. L’art a ici une fonction de propagande qui, en falsifiant la vérité de la nature de l’homme, est destinée à évacuer ce qu’une époque juge impur, dégradant, on dirait aujourd’hui « politiquement incorrect » afin d’amener les hommes à suivre la vertu.
Molière bat en brèche ce projet quand il dit qu’ « il faut peindre d’après nature » car la nature est-elle « belle » ? En poussant un peu, on pourrait presque dire qu’il prépare le terrain à l’art contemporain qui ne se souciera plus uniquement de rendre l’expérience du spectateur plaisante. — En poussant un peu car Molière est aussi celui qui conclue « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire ». Sans commentaire.
On sent bien que ce qui est rejeté, c’est la nature de l’homme. On ne veut pas le voir tel qu’il est parce que il est aussi sauvage, indocile, sensuel… Et cela ne correspond pas aux exigences morales de l’époque.
Il faut dire qu’au XVII siècle, le théâtre avait dans la société une place essentielle qu’il a perdue. Les tenants de la morale s’en méfiaient et il devait constamment faire preuve de sa bonne volonté, de sa capacité à édifier le public et ceci jusqu’au XXème siècle, en gros. Mais un objectif moraliste est forcément en contradiction avec une démarche artistique qui se veut libre — ce qui n’empêche nullement de considérer la dimension morale d’une œuvre, au contraire.
D’un certain point de vue, l’aristotélisme pur est plus juste. En se proposant de purger les passions, au moins, il ne les renie pas mais imagine un moyen de les canaliser. Moyen des plus inefficaces à mon avis.
De nos jours, l’édification forcée n’est plus de mise et la liberté semble guider les créateurs. « Semble » parce que ce qui est intéressant de relever, c’est le renversement des tendances. Définitivement débarrassé de l’obligation de ne peindre que le Beau, l’artiste contemporain, lui aussi, déforme volontiers le trait mais en cherchant à dégager la laideur plutôt que la beauté de l’homme.
A cause de l’état du monde sans doute. Et on peut comprendre. Il suffit de voir les horreurs des guerres modernes, la recherche inextinguible du profit qui met à mal la planète et divise les hommes, l’incessante et révoltante exploitation de l’homme par l’homme, etc.
A cause aussi (et c’est tout-de-même un vrai débat) d’un mouvement de pensée chez les intellectuels français qui, depuis la fin du vingtième siècle, ne cesse d’instruire le procès de l’homme blanc occidental, tout-puissant, arrogant, patriarcal, ex-colonisateur, inventeur du capitalisme et de la pollution, dont nous sommes les descendants, nous désignant comme les responsables-nés de tous les maux actuels de la planète (ce qui est encore une vision égocentrée de notre rôle historique mais passons).
En toute logique, la représentation de l’homme, au théâtre, tient compte de ce jugement aux allures de Jugement Dernier. Pétri de culpabilité, avançant encore d’un degré sur cette pente en abandonnant le regard historique qui pouvait donner de la pertinence à cette analyse, le monde artistique, abreuvé d’une potion idéologique pleine de bonnes intentions, diffuse complaisamment une image dépréciée de l’homme. La scène le montre désormais dans ce qu’il a de plus bas, de plus vil, de plus détestable : son égoïsme, sa lâcheté, sa mesquinerie, son animalité et sa prétention grotesque. Le héros d’hier est devenu un pauvre type matérialiste qui a refoulé ses pulsions et qui se débat ridiculement avec ses névroses et son destin dérisoire, sous un ciel vide et sur une terre qui va fondre, révélant ainsi sa vacuité.
C’est le procès de l’homme qui est ainsi fait. Et très vite expédié. Souvent avec une vraie violence. Comme si les penseurs contemporains, pourtant si critiques, n’avaient pas été capables (à l’instar de Marx et donc de Brecht) d’analyser un système. Ils jettent le bébé avec l’eau du bain. Plus d’espoir, donc. Toute perspective est fermée, voie sans issue qui annonce un suicide collectif et nie l’action.
Certains arrivent à ne pas sombrer dans le désespoir parce qu’ils rient. Prouvant qu’ils sont capables de distance, qu’ils ne sont pas dupes, ils se désolidarisent et, puisqu’ils donnent à rire, ils pensent agir sur le monde. Cette moquerie les disculpe, d’une certaine manière, sans alléger pour autant la sentence sur cette pauvre créature bien ridicule. Faute d’être contents de l’espèce, ils sont contents d’eux-mêmes et cela leur suffit. Ils sauvent leur peau. Grand bien leur fasse !
Quant à ceux qui « créent » encore, que l’on appelle officiellement les « créateurs », c’est parce qu’ils ont trouvé une nouvelle source d’inspiration. Ils ont détourné leur regard de l’homme qui est décidément trop peu intéressant et ils se tournent vers le théâtre lui-même (parce qu’ils aiment le théâtre, au fond, plus que l’homme). IIs interrogent la scène, comme si la scène était le monde (au mieux) ou simplement parce qu’entre les conventions, les éléments constitutifs, les technologies nouvelles qui peuvent s’y épanouir, ils ont trouvé un terrain de jeu illimité. La mise en abîme, par définition sans fond, me semble tout-de-même une source qui tarira bien vite, si ce n’est déjà fait.
Exposé schématique, certes mais qui montre qu’en passant de la Belle Nature à la « Laide Nature », on revient au même point !
Le constat est partagé : l’homme n’est pas aimable.
Et je m’interroge.
Car ce qui m’étonne, au-delà du point commun de ces deux visions opposées, c’est qu’à la différence de son homologue classique, le créateur contemporain est libre. Il n’est pas obligé d’obéir à des canons.
On épouse toujours plus ou moins la mentalité de son siècle certes, néanmoins, les auteurs du XVIIème siècle ne cherchaient à se mettre en accord avec les règles que parce que cela leur permettait de vivre matériellement et d’être représentés. Ce carcan esthétique était imposé par ceux qui détenaient indirectement les subsides de l’état.
Mais aujourd’hui ? Ne sommes-nous pas libres ?
Notre monde moderne et sa poussée démocratique semblent, d’un côté, avoir rendue la liberté accessible à tous et, d’un autre côté, nous gavent de préjugés. Il est finalement plus difficile de se détacher des idées reçues quand elles sont largement représentées et sans violence, qu’un bourrage de crâne permanent mais agréable et invisible nous empoisonne, que d’attaquer frontalement un adversaire qui se présente comme tel.
Nous autres intellectuels sommes tellement habitués à la représentation négative de l’homme qu’elle a fini par façonner une image référentielle. Comme l’a fait la publicité, à l’opposé, évidemment.
Une image à ce point intégrée et relayée dans les discours dépréciatifs, culpabilisants, défaitistes, diffusés à la radio, à la télévision (quoique dans une moindre mesure), sur les réseaux sociaux, dans les journaux, dans la littérature et sur les scènes qu’elle s’impose comme une vérité qu’on ne songe plus à remettre en question. Comme si, pour être moderne, il fallait représenter non pas ce que l’on voit du monde mais l’image que les médias en proposent.
Comment se détacher de cette image du prêt-à-penser quand tout nous pousse à y adhérer ? Y compris à travers les canons soutenus par les Pouvoirs Publics. Cela balise le chemin. On voit bien, en gros, vers quelles options esthétiques et intellectuelles il faut aller, à quoi il faut ressembler pour être considéré. Qu’il y ait dans ce jeu de pouvoir, un jeu de dupes, c’est de bonne guerre et ce n’est pas gênant. C’est le résultat qui compte, après tout. Et le talent.
Il ne s’agit pas non plus de vouloir évincer cette vision de l’air du temps. Elle existe. La scène rend compte de la mentalité d’une époque, il faut être attentif à ce qu’elle dit du monde.
Mais la question est tout-de-même pertinente : quelle est la réelle liberté de l’artiste ?
En se demandant qui paie et pourquoi, on est obligé de s’interroger sur les idéologies qui irriguent les politiques culturelles et de s’interroger aussi nous, artistes, sur notre perception propre et notre désir singulier de faire ceci ou cela. Et sans doute que finalement Molière a raison, le grand art est de plaire mais j’ajouterais : surtout quand on ne cherche pas artificiellement à plaire.
Ce qui gêne, une fois encore, est qu’il est question, plus ou moins consciemment et, en l’occurrence plutôt inconsciemment, ce qui est plus grave, d’imposer des règles à l’art et des cadres à la pensée libre.
A quelles fins…?
J’ai été frappée par l’image que Lessing propose de l’homme dans Nathan Le Sage. Dans cette pièce magnifique de 1779, écrite en toute liberté, chaque personnage rivalise avec les autres, en vertu. Et ceci sans la moindre mièvrerie ni invraisemblance. J’étais émerveillée. Quelle audace ! Et ce n’était pas seulement grâce à la très belle mise en scène de Bernard Bloch qui en faisait ressortir magistralement la clarté. J’ai entendu, dans la parole de Lessing résonnant au cœur de notre monde moderne, une force totalement libre et transgressive. Cela m’a fouetté l’âme et rétroactivement, un peu effrayée sur ce que cela disait de notre époque.
Pour revenir à mon propos, la beauté et la laideur appartiennent à la vie et à l’art comme réalités mais non comme idéologies. Le concept de « Belle Nature » est aussi insatisfaisant que celui de « Laide Nature ». Tout simplement parce que l’un et l’autre sont faux. Et ne servent qu’à conforter des visions volontaristes.
LE VRAI
Pour moi, ce qui est « bon », c’est la vérité.
Et la vérité de l’homme, c’est qu’il est beau et laid, grand et petit, capable du pire et du meilleur. A nouveau, Terence…
Mettre en scène la petitesse de l’homme pour prouver la petitesse de l’homme est une escroquerie intellectuelle. De même en mettant en scène sa grandeur.
En montrant l’homme tel qu’il est, on peut sentir qu’il est à la fois capable d’héroïsme sans être jamais loin de s’abaisser, que dans ses actions les plus viles, il peut être, aussi, en recherche de transcendance. Et la tension que créent ces deux pôles est, dans sa dynamique, plus fidèle à la vie qu’aucune représentation figée et dogmatique.
Je parle de deux pôles dans cet exemple mais sitôt qu’on les multiplie, la vie s’agite.
Globalement, toute représentation de l’homme qui ne rend pas compte de la complexité de sa nature n’est pas satisfaisante. Chaque vision parcellaire dit quelque chose de spécifique comme le font les sciences humaines mais le théâtre, par la rencontre vivante entre le spectateur et l’acteur, par l’incarnation véritable du comédien, permet d’avoir accès à une connaissance plus large, plus globale et d’autant plus profonde qu’elle est enracinée dans l’expérience.
Cela ne signifie pas que la traduction artistique de cette recherche de vérité doit être le mimétisme intégral de la réalité. Vérité et réalité sont deux choses différentes. Je m’explique dans la deuxième partie sur la forme.
La beauté comme valeur esthétique
Je ne renonce pas à la beauté. C’est une valeur esthétique. Elle est source de plaisir. Le plaisir est essentiel à la vie et au théâtre.
La beauté est un moyen, celui de rendre sensible, de toucher. Elle fait aussi que le théâtre est un art.
Le travail d’ordonnancement du metteur en scène révèle la préoccupation esthétique d’une fabrication artificielle. C’est le désir de remporter l’adhésion qui guide le travail. Le plaisir emporte l’adhésion, la laideur provoque le rejet. Consciente de la dimension manipulatoire qu’opère le plaisir sans lequel aucun homme ne tient longtemps dans une action quelle qu’elle soit, je choisis la voie de l’adhésion, du plaisir et de la beauté.
C’est ce qui constitue le principe ancestral de l’art de la représentation et qui permet aux spectateurs de supporter d’assister à des scènes monstrueuses et d’en éprouver du plaisir alors que dans la vie, ils détourneraient les yeux.
Mais la beauté ne doit pas être une fin en soi. Un projet artistique qui la réduit à elle-même concerne plus les arts décoratifs que l’art dramatique.
Bon nombre de spectateurs attendent encore des représentations qu’elles soient fidèles à une image stéréotypée du théâtre : belle langue et beaux costumes.
Autre forme d’idéalisation qui ne peut trouver sa place dans un projet de recherche de vérité.
Et qui présente le risque de corrompre l’honnêteté du créateur par le désir de plaire.
L’impureté de l’homme et la tentation totalitaire du metteur en scène
Je ne veux pas non plus évacuer l’impureté de l’homme sous prétexte que ce qui est impur n’est pas très joli. Je veux, sans complaisance d’aucune sorte, montrer l’impureté parce qu’elle fait partie de la vie.
L’essentiel est de ne pas dénaturer l’homme. C’est un vrai risque parce que c’est une vraie tentation. C’est même la tentation permanente pour le metteur en scène. Et c’est logique.
Faire du théâtre permet de faire des expériences. La matière première est l’acteur, c’est-à-dire l’homme. Que nous pouvons étudier, malaxer, triturer, en déplaçant ses éléments constitutifs. En refaisant la créature. Quelle ivresse !
Si l’on veut que l’objet reste l’homme et sa vérité, il faut être particulièrement attentif à la cohérence, à la nature des découvertes qui peuvent parfois se montrer séduisantes dans leur forme mais qui n’ont pas de vérité humaine. (Un risque qui touche les débutants par manque de discernement tout comme les anciens parce qu’ils ont beaucoup œuvré, qu’ils se sont bien avancés dans l’aventure humaine, qu’ils en ont vu, et qu’ils ont envie d’être étonnés, d’être stimulés par des « choses » nouvelles).
Comment savoir ?
Comment être sûr ?
C’est, une fois de plus, une question d’intuition et d’expérience. C’est aussi une question de conscience. C’est-à-dire de projet au départ.
Il est tentant de jouer aux apprentis sorciers.
Il est tentant de jouer à Dieu et de refaire le monde et de refaire l’homme. Comme un goût tenace de paradis perdu, toujours chevillé à l’âme.
C’est aussi une jouissance ; la sensation de toute puissance qu’apporte la faculté de recréer son petit monde parfait.
Une jouissance d’autant plus grande qu’agir directement sur le monde paraît impossible, et quand on est sincèrement habité par le désir d’y participer, notre impuissance nous revient au cœur y laissant une amertume insoluble. Le créateur (notez le mot…) a cette chance de s’offrir la possibilité d’intervenir sur le monde en intervenant sur son monde (la scène est le vivier des obsessions des artistes).
Que ce soit en le corrigeant : l’homme est si imparfait et le monde est si dur qu’on peut bien se mêler de l’améliorer.
Ou en le rabaissant : pour les mêmes raisons mais à fin de le mettre en procès (Brecht) ou de le punir.
Et se transformer ainsi en mini Dieu.
Mais est-ce glorieux d’être un mini Dieu…?
Je préfère être une super créature et rester à ma place où j’ai beaucoup à faire.
Comme le propose si justement Philippe Adrien : « Mettons-nous d’accord une bonne fois : le naturel de la part d’un acteur, c’est toujours le mieux qu’on puisse souhaiter. Quant à la nature, c’est génial ! Donnez-nous donc un peu de nature au théâtre, de l’eau, du feu, du sable, du sang, des larmes et du tempérament ! Mais bien évidemment pas sur le mode de cette énumération, de ce déballage, non, choisissons, ordonnons précisément sur le mode réaliste…ordonnons mais pas trop. Il ne faut pas confondre mettre en scène et mettre en ordre ; il s’agit aussi de faire entrer sur le théâtre le désordre, la violence et la sauvagerie du monde. A trop vouloir contrôler ces débordements, on passe à côté de ce qui réellement fait problème. »
La nature et la culture
Faut-il préciser que ce que j’entends ici par « nature » ne s’oppose pas à « culture« . Il ne s’agit pas de porter un regard trivial qui ne reconnaîtrait que la part animale de l’homme comme plus authentique. Le premier geste humain nous a fait entrer dans la culture. Tout est culture. La nature ici s’oppose à l’artifice, à la pose, au formalisme, au volontarisme didactique.
L’universalité
Comme le rappelle Diderot : « Il n’y a que le vrai qui soit de tous les temps et de tous les lieux. » C’est un goût pour la vérité qui guide les grands auteurs, qui sont, avant tout, de grands observateurs. Leur regard est d’abord une écoute. Une écoute profonde, attentive. Ils saisissent des traits particuliers en ce qu’ils ont de permanent, d’enraciné. Ils touchent à l’universalité par le détail.
C’est pourquoi, malgré le temps et la distance, on peut se reconnaître dans les personnages de Molière et de Tchékhov, s’intéresser à leurs œuvres et s’en nourrir.
C’est également la raison qui nous fait rester à distance dans les pièces d’Eschyle, il nous montre des hommes dépossédés de leur conscience, des hommes sans liberté dont le destin se joue dans les cieux, des pantins actionnés par des dieux capricieux et malades. Comment se reconnaître ? Comment s’intéresser vraiment ?
→ 2ème guide : l’honnêteté intellectuelle
Reste le problème principal : la vérité de l’homme nous est-elle perceptible ?
Nous voici au cœur d’une contradiction absolue : je cherche une vérité qui serait, par définition, objective mais je ne peux nier que le monde n’est que ma façon de le percevoir.
Comment s’y prendre ?
Il faut assumer cette contradiction, comme le moteur d’un mouvement vivant. La vérité ne peut être que l’objet d’une quête. C’est impossible mais « à force », si j’ose dire, on y arrive. D’une part, grâce à l’intuition du vrai qui est une forme de talent et qui se cultive en observant inlassablement le monde et les hommes et, d’autre part, grâce à la volonté d’être honnête intellectuellement.
Autant que cela est possible car, comme chacun, j’ai un regard sur le monde.
Mais ce qui compte, ce n’est pas mon opinion.
Je suis un peu désolée de dresser une liste négative mais puisqu’il s’agit précisément de ne pas imposer une vision, je déclare que :
– Je n’ai pas de discours sur l’homme.
– Je ne suis pas au service d’un système de pensée.
– Je n’opère pas de sélection pour mettre en avant ce qui me plaît en me mêlant de « corriger le monde » ou ce qui me déplaît en me mêlant d’en faire le procès. Je ne fais pas du théâtre militant.
– Mon travail de mise en scène ne cherche pas à montrer la pertinence de ma pensée en mettant en concurrence ma représentation du réel avec le réel lui-même.
– Je ne plaque pas des idées. Je n’ai pas d’idées. J’ai des idées de mise en scène et j’ai des pensées d’être humain mais je n’ai pas la volonté de faire, du théâtre, une tribune de mes pensées.
– Je ne sais pas.
Et pour le dire plus positivement :
J’aime ne pas savoir.
Je cherche. J’observe. Je vois. Je sens, je rends compte, j’avance. J’ouvre. Je m’interroge. Je bouge. J’éclaire. Je donne. J’invite, je propose. Je tente. J’espère. Je travaille.
L’essentiel est d’être honnête et de ne pas faire, du théâtre, un instrument de propagande au service de soi ou d’une idéologie mais un instrument de liberté, au service de l’homme.
Evidemment cela ne signifie pas de s’interdire de mettre l’homme en procès.
Au contraire. L’homme de théâtre, dans sa mission de miroir, doit s’adresser à ses contemporains. Et précisément, porter un regard vrai permet de voir et de condamner le cas échéant.
Mais est-ce à l’artiste de porter un jugement ?
Tout le monde juge mais l’artiste, en se situant à un autre niveau porte un regard singulier qui déplace les certitudes, montre la complexité, pose des questions autrement et ouvre à un autre type d’expérience et de perception. Un regard qui nourrit plus qu’il n’impose.
En conclusion : le regard d’amour
Pour rassembler mes observations générales sous un unique étendard, je dois reconnaître que cette ligne du Vrai, qui peut sembler à la fois si évidente et si insensée, est, je crois, impossible à tenir, sans un regard d’amour.
Je pèse mes mots. D’amour, pas de complaisance. Ce que les chrétiens nomment la charité. L’amour vrai.
Car l’amour est le seul regard qui soit vraiment libre.
Il ne juge pas. Il est au-dessus de la morale.
Il prend tout.
Il me semble que, sans ce regard, les risques sont nombreux, et lourds de conséquences, de dénaturer l’homme, plaquer une propagande, refaire le monde et se laisser séduire par des formes « intéressantes ».
Et c’est là, je le reconnais, que se glisse éventuellement ce qui s’apparente à une vision du monde et qui n’est qu’une perception sensible.
Mon idéologie est donc passionnelle, voire compassionnelle.
Par le travail de répétition, à travers la recherche fondamentale au sein des ateliers, à travers l’écriture, par mes expériences de spectatrice et d’actrice, je passe mon temps à fouiller la nature humaine et je ne peux pas croire qu’on puisse faire du théâtre, y consacrer sa vie, ses forces et ses talents, sans aimer passionnément l’homme. Sans avoir le désir fou d’aller à sa rencontre, c’est-à-dire à la rencontre de sa propre humanité avec l’intuition de trouver des parcelles de vérités et de grandir.
Pour soi, pour le monde.
Comme le dit Jouvet.
« Le théâtre rend aux hommes la tendresse humaine.
Nous souhaitons que l’art dramatique ne puisse jamais être considéré comme un instrument de propagande, qu’il ne soit jamais assimilé à une marchandise ou à un troc, la scène à une tribune. Nous souhaitons qu’il cesse d’être tenu pour un commerce ou un trafic et qu’il reste ce qu’il a toujours été et ce qu’il doit rester : une offre, un échange d’amitié et d’amour entre les hommes.
C’est son indépendance, c’est son universalité qui doivent être le point de départ de nos préoccupations. »
Pour faire du théâtre, il faut aimer l’homme et le miracle, pour moi, est que le théâtre permet de nourrir cet amour grâce à un mouvement vertueux qui ne cesse de s’amplifier avec le temps. Par les découvertes incessantes et souvent déstabilisantes que je fais sur scène et par les ressources incroyables des artistes que je rencontre.
Notre nature humaine est si complexe à définir, à circonscrire, impossible à enfermer définitivement qu’elle ne peut que faire l’objet d’une recherche.
C’est (re)dire si le désir d’imitation et d’identification qui cherche à saisir l’insaisissable, n’a rien à voir avec une vision nécessairement fixiste de l’être humain.
C’est aussi conclure que cette quête de vérité ne peut s’effectuer que dans un mouvement de recherche et qu’on ne peut s’y atteler, au fond, que par la pratique.
La pratique théâtrale : jouer, écrire, mettre en scène, voir des spectacles est la réponse à ma recherche de vérité.
Je vais tenter à présent de présenter ma pratique.
[1]← Je pense à ce film fascinant de David Croenenberg, « La Mouche« , où l’on voyait la métamorphose d’un homme, un savant, en insecte. Le film montrait en détail les étapes de cette métamorphose et le suspens consistait à anticiper le moment de rupture, le point de bascule. La transformation était d’abord physique puis psychique. Le cinéma de Croenenberg est parfois difficile à classer mais ce film est plutôt considéré comme appartenant au genre fantastique voire d’horreur et il était, en effet, absolument horrible de voir cet homme si brillant glisser vers une autre espèce et perdre son humanité. Un jour, sa capacité de conscience humaine se mettait au service d’un projet spécifiquement « mouche » et nous voyions alors un mutant, l’homme disparaissait. C’était la dernière scène où il parlait un langage articulé et où sa petite amie avait un échange avec lui. On sentait dans son regard à elle qu’elle le perdait. Le film devenait ensuite moins passionnant et le champ du sens se rétrécissait. Il basculait dans l’horreur gratuite de voir une mouche géante agoniser car il fallait bien que le monstre mourût. Dernier sursaut de conscience de l’homme qui l’avait fait naître, le monstre se jetait dans la mort. Tout cela pour dire que le Monstre parle de l’homme en tant qu’il est un fruit de son imagination hantée et de ses pulsions mystérieuses. Un de ses visages.
En cours de rédaction.