Thérapie anti-douleur

L’homme naît tendre et fragile,
Il meurt dur et fort.
Tous les êtres naissent tendres et délicats,
meurent desséchés et décharnés.
C’est pour cela que ce qui est dur et fort, c’est le compagnon de la mort,
ce qui est tendre et fragile, c’est le compagnon de la vie.

Tao Te King

Le père est à l’hôpital. Il a un cancer, mais il suit une thérapie sans connaître la nature de son mal. Ses deux filles et son fils se réunissent autour de son lit et confrontent leurs vies, à l’ombre de sa mort. Gina est un médecin qui a renoncé à ses rêves – un important projet en Afrique. Lele, boulimique, vient de se faire quitter par sa femme. Et Giulia a abandonné depuis longtemps sa passion pour le théâtre, pour devenir un auteur à succès de feuilletons télé. En décalage avec eux, leurs problèmes et leur univers, une femme africaine se tourmente sur le sort de son fils. La morphine aidant, le Père se lance dans des discours décousus, aux travers desquels les trois enfants devinent l’existence d’une maîtresse, une jeune réfugiée du Kosovo. Enceinte. Le choc de la révélation bouleverse les rapports entre les personnages en les obligeant à se mettre à nu, et à affronter leur passé et leur avenir. Une « thérapie de la douleur », c’est ce dont ils ont besoin pour sortir d’une hibernation de l’âme, qui tue les sentiments.

En alternant un style réaliste et des instants d’humour surréel, dans une langue mimétique du quotidien précise et rigoureuse, le texte tisse des relations subtiles entre problématique sociale et problématique existentielle.

NOTES DE MISE EN SCENE

« Régulièrement, au cours de l’histoire, et de l’histoire du théâtre, par période, lorsqu’une civilisation se sclérosait, et que le théâtre ambiant, à son image, se momifiait à son tour dans des formes artificielles, détachées de toute recherche sur son contenu, on est revenu à un théâtre plus vivant, se débarrassant de ses oripeaux, se préoccupant de son vecteur principal, l’acteur, et par-là même, l’homme, dans sa globalité, sans fioritures ni complaisance. Un théâtre qui voulait montrer l’Homme à l’homme, certes, mais par les moyens de l’homme, dans sa complexité dramaturgique, dans l’exploration des méandres de sa psyché, et par sa simplicité d’expression. Où l’émotion soutenait l’intelligence. Ce fut le cas avec Goldoni, qui rejetait la Comedia del’Arte, trop formelle, trop façonnière, avec Molière, puis du Diderot des premiers temps, enfin de Stanislavski ou bien encore d’Antoine ou de Brook. A présent d’un Hirata, d’un Fomenko ou d’un Lepage. A l’heure où l’on nous prédit un changement de civilisation, pratiquer ce théâtre-là, du théâtre « vivant », en opposition au théâtre formaliste, au théâtre d’enveloppe, au théâtre linéaire, au théâtre indicatif, signalétique, au théâtre extérieur, au théâtre vide, au théâtre fait, pratiquer ce théâtre-là, qui prendrait le contre-pied d’un théâtre qui répondrait à une « norme » officielle, à un dogme, devient salutaire, missionnaire et visionnaire.

Je continue d’explorer, avec cette nouvelle pièce de Laura Forti, cette création, le travail commencé il y a maintenant trente ans et près de trente spectacles. Explorer les tréfonds de l’âme humaine, en replaçant le comédien au centre de l’acte théâtral, dans son humanité la plus profonde, en tentant d’éliminer tous effets superfétatoires, toute composition vaine, toutes ces « petites morts » qui nous éloignent de la vie, dans la complexité du personnage comme dans son expression à la fois la plus épurée et la plus directe. Montrer l’Homme à l’homme, théâtre d’identification, conviant le spectateur à une expérience sensible autant qu’intellectuelle, voire spirituelle.

Faire du théâtre qui soit populaire et intelligent à la fois est une vieille antienne. Encore faut-il s’en donner les moyens. Et il est toujours compliqué de convaincre que notre travail – qui repose sur la direction d’acteur – et donc ne se « voit » pas, au sens matériel, et dont la technique ne peut être perçue que par d’authentiques professionnels, demande autant de temps, d’effort, d’invention et de talent. Le théâtre raconte des histoires. Le travail du metteur en scène, à condition d’avoir un projet et d’y mettre du sens, un sens, c’est ensuite de façonner – à plusieurs – de la pensée, certes, mais aussi de l’émotion, de la chair et du sang. Il trouve alors la forme qui résulte du contenu, et non l’inverse. Il invente la « respiration » du spectacle. Il y a d’heureux pays où les plaquettes promotionnelles des pièces de théâtre racontent le déroulement des répétitions et non les idées pré-conçues d’un exégète de l’oeuvre, aérées par de somptueuses illustrations de la scénographie.

Il faut donc accepter que je ne vous explique pas la constitution de mon décor (il y en aura un, si, si ! – si épuré soit-il – je vous rassure, et des plus sensé), que je ne vous décrive pas ce qui va naître au cours de l’acte de création. N’y a-t-il pas malheur, dit-on, à révéler le prénom de l’enfant non encore né ? Ce qui est sûr, c’est que la pièce de Laura Forti – que je tiens pour un chef-d’oeuvre – possède en elle tous les potentiels qui permettront de tirer ses personnages au plus haut. Car sous des dehors très simples, oscillant sans cesse – comme Tchekhov – entre drame et comédie (comme ce qui maintient le vivant !), chaque parcours, chaque relation, chaque enjeu est cohérent. Le non-dit y est toujours justifié, et sublimable.

Pour un tel travail, on l’aura compris, le choix des acteurs est primordial. Il faut de grands acteurs, et je les ai. Il faut non seulement qu’ils soient vraisemblables dans les personnages qui leur sont attribués, puisqu’ils ne composent pas, et qu’ils soient capables de nous confier leur propre intériorité, leur propre expressivité, sans tricher, sans cabotiner, sans se réfugier derrière leur technique, pour atteindre ces moments de vérité, ces moments de grâce, qui sont de l’ordre du possible au Théâtre « vivant ». »

Yvan GAROUEL

Texte français Carlotta Clerici
Mise en scène Yvan Garouel
Assistante Mara Teboul

Avec
Gil Bourasseau,
Anne Coutureau,
Pierre Deny,
Manga Ndjomo,
Isabelle Montoya,
Gael Rebel

Manufacture des Abbesses
Septembre à novembre 2012